Ekolojik (écologique), yeşil (vert), doğal (naturel) ou akıllı (intelligente équivalent du smart anglais), tels sont les nouveaux concepts de plus en plus mis en avant par les brochures publicitaires des projets immobiliers à Istanbul. Labélisés du sceau de la «durabilité» (sürdürülebilirlik en turc), terminologie ayant signé son entrée dans le vocabulaire des politiques urbaines depuis le début des années 2000 en Turquie (Pérouse 2011), ces projets témoignent-ils pour autant des nouvelles manières de penser et de produire l’urbain dans la métropole stambouliote? Pour répondre à cette interrogation, il nous paraît utile dans un temps introductif de contextualiser l’intégration du référentiel du développement urbain durable (DUD) dans le régime dominant de la fabrique métropolitaine. Les deux parties suivantes permettront de repérer les éventuelles évolutions ou les continuités des modes de faire et de penser la ville durable, à travers l’exemple du projet de ville-intelligente appelée Bio-Istanbul.
Idéologie conservatrice, spéculation immobilière, pressions environnementales et ségrégation urbaine: La «durabilité» hybride à Istanbul
La diffusion rapide des «éco-projets» à Istanbul coïncide avec l’accélération, depuis 2004, de la politique de transformation urbaine initiée par l’administration nationale du logement collectif (TOKI), organe émanant directement du premier ministre actuel et symbolisant l’idéologie urbaine de l’ère AKP. Cette idéologie urbaine se traduit par une volonté explicite de rendre la ville plus conforme aux valeurs morales et religieuses que le parti AKP incarne. L’intégration des principes de la durabilité se superpose ainsi à cette ambition moralisante de la vie urbaine. La matérialisation physique du DUD se résume alors bien souvent à une artificialisation d’un environnement naturel, domestiqué et sécurisé que le cadre bâti doit incorporer.
Dans le champ de la production urbaine d’Istanbul, le développement durable, en tant que nouveau principe référentiel à l’action, sert les intérêts spéculatifs d’acteurs dominants. Ces derniers sont les principaux responsables des transformations actuelles de la ville. Cette coalition métropolitaine est composée d’institutions gouvernementales omnipotentes en termes de législation et de maîtrise foncière telles que le ministère de l’Environnement et de la Ville et les grands développeurs immobiliers ayant une forte expertise sur les grands marchés immobiliers internationaux. Les récentes révélations publiques des scandales de corruption ont illustré l’ampleur de l’affairisme immobilier jusque dans les plus hautes sphères de l’Etat. L’extraordinaire ascension sociale et économique de nombreux promoteurs immobiliers turcs s’explique ainsi par la nature et la force des relations clientélistes qui ont impliqué, par exemple, le fils du premier ministre actuel et Erdoğan Bayraktar, débarqué depuis de son poste de ministre de l’Environnement et de la Ville.
Dans ce contexte de fuite en avant de la spéculation foncière qui permet l’ouverture à l’urbanisation de vastes zones foncières périphériques, les menaces environnementales se font de plus en plus dangereusement ressentir. En l’état, les projets immobiliers dits durables, mis au service de la spéculation immobilière, ne constituent en aucune façon une réponse aux problèmes écologiques de la métropole. Au contraire, ils accentuent la déforestation et l’imperméabilisation des sols et sont directement impliqués dans les menaces de pénurie d’approvisionnement en eau.[1] Ce modèle d’urbanisation est aussi en partie responsable des inondations catastrophiques de 2009 et 2010 (Pérouse 2010). Enfin, le DUD à Istanbul est devenu un nouvel outil renforçant la ségrégation urbaine. En effet, les programmes immobiliers susmentionnés labélisés «durables» entretiennent une logique de fragmentation de la métropole en îlots résidentiels fermés de haut-standing, végétalisés et potentiellement performants énergétiquement. Parler d’un tissu urbain pour caractériser ce type d’urbanisation périphérique à Istanbul n’a plus guère de sens tant les continuités urbaines ne font plus l’objet d’une réflexion des bâtisseurs, du moins autrement qu’à partir de l’enjeu de l’accessibilité. Les routes représentent désormais les derniers cordons d’une intégration physique et sociale d’un paysage urbain hétérogène notamment marqués par d’autres logiques, plus informelles, de production de l’habitat.
Dans ce contexte, tentons de voir si le projet Bio-Istanbul, présenté comme la première opérationnalisation à grande échelle du développement durable, se distingue de ces éléments fondant le régime de fabrique métropolitaine actuelle. En d’autres termes, cette future ville de deux cent hectares prévue pour dix mille habitants préfigure-t-elle le développement d’un autre modèle d’urbanisation non spéculatif et non ségrégatif sans impacts destructifs sur les écosystèmes locaux et les ressources environnementales métropolitaines? Une simple attention à la localisation du projet semble déjà trahir les ambitions de durabilité de ce dernier. En effet, c’est dans l’arrondissement de Başakşehir, considéré comme l’un des arrondissements périphériques symbolisant le «modèle urbain hégémonique» de l’AKP (Pérouse 2014), à environ trente kilomètres à l’ouest du centre historique d’Istanbul, que le projet Bio-Istanbul devrait voir le jour (Figure 1).
[Figure 1: Planche de localisation du projet Bio-Istanbul (Brochure publicitaire)]
Bio-Istanbul: Déploiement de nouveaux concepts urbanistiques adaptés aux exigences d’une économie de l’innovation internationalisée
Les logiques d’internationalisation et de libéralisation ont motivé la profonde restructuration du secteur de l’offre de santé au début des années 2000, suite à l’arrivée du gouvernement AKP au pouvoir. C’est dans ce contexte que le gouvernement turc a directement pris contact en 2007 avec la compagnie hollandaise Bio-City Development (BCD) afin d’envisager la construction d’un hôpital pédiatrique à Istanbul. Cette société, créée en 2009, est un développeur d’infrastructures de haute qualité dans le secteur de la santé et des biotechnologies, reconnu notamment pour sa réussite dans la création d’hôpitaux à Londres, Boston et Singapore grâce à l’instauration de partenariats public-privé. Forte de cette expérience réussie à l’étranger et bien consciente de l’opportunité que représente le secteur de la santé dans une économie émergente telle que la Turquie, la société a convaincu le gouvernement turc de lancer un projet plus ambitieux.[2]
[Figure 2: «Le campus d`innovation de Bio-Istanbul: le prestigieux centre international de la Turquie» (Brochure publicitaire)]
Ainsi, avec un hôpital pédiatrique de trois-cent vingt lits, un centre de recherche biomédical (R&D), un campus d’innovation avec dix mille emplois créés et une université, Bio-Istanbul entend devenir un nouveau cluster d’innovation et de croissance économique. «Tel que New Jersey à New-York ou Cambridge à Londres, Bio-Istanbul sera le nouveau cluster médical d’Istanbul, situé à moins de soixante minutes de son centre-ville et qui accueillera les plus grands noms du secteur de la santé et des biotechnologies» peut-on lire sur sa brochure publicitaire (Figure 2). Ce projet sert à la fois les intérêts de la Municipalité Métropolitaine d’Istanbul et de l’Etat turc souhaitant positionner Istanbul à l’égal des autres villes mondiales.[3]
Un partenariat de type public/privé assurera le financement de Bio-Istanbul estimé à plus de 1,4 milliards de dollars, ainsi que le développement, sur deux cent hectares des infrastructures médicales, auxquelles se grefferont six mille cinq cent logements, des activités commerciales et un centre de loisirs (centre de performances artistiques, complexe sportif…).[4] Bio-Istanbul Proje Geliştirme ve Yatırım AŞ est une joint-venture créée en 2010, composée des actionnaires de BCD (55%), d’Emlak Pazarlama Insaat Proje (EPP) (20%), filiale de développement immobilier de TOKI, et des sociétés de construction Artaş (12,5%) et Öztaş (12,5%). Ce partenariat public-privé est une première en Turquie pour un projet d’aménagement urbain.
[Figure 3: Drapeaux des principaux promoteurs de Bio-Istanbul flottant sur le futur site aménagé (Photo Elvan Arik)]
Un tel montage relève d’une grande complexité financière et institutionnelle, ce qui rend son décryptage délicat. La traçabilité des capitaux investis est difficile à suivre tant ils circulent internationalement entre plusieurs sociétés parallèles, elles mêmes sous divisées en différentes entités (pour l’acquisition et le développement foncier par exemple).[5] La société Bio-Istanbul dispose, dans un premier temps, du rôle de développeur foncier et immobilier puis sera chargée, dans un second temps, de la gestion des infrastructures de la ville-nouvelle. En ce qui concerne cette première mission, après avoir investi dans l’acquisition du foncier, dans la viabilisation du terrain et dans l’hôpital pédiatrique pour insuffler une attractivité au projet, la société émettra des emprunts obligataires sur une période de sept ans, en plusieurs phases, d’une valeur totale de deux cent vingt millions de dollars pour attirer de nouveaux investisseurs. Ensuite, la société se rémunère en récupérant le paiement majoré des obligations, la vente du foncier viabilisé et des logements et la prestation de service pour la gestion future des diverses activités et fonctions du site.
La présentation du projet à laquelle nous étions conviés[6] a débuté avec la projection d’une série d’images montrant divers programmes immobiliers locaux composés de tours de logements collectifs. Ces images et la désignation, au loin (voir Figure 4), des logements luxueux d’Ispartakule, dont les tours affleurent à l’horizon, servent pour notre interlocuteur à dénigrer un modèle urbain jugé dépassé. Ce dernier ose même une comparaison avec l’idéologie collectiviste et hiérarchisée des villes communistes.
[Figure 4: Les tours d`Ispartakule à l`horizon et au premier plan la zone d`aménagement de Bio-Istanbul (Photo Elvan Arik)]
Pour s’affranchir de ce modèle, Bio-Istanbul souhaite puiser ses sources d’inspiration dans le passé. Les inspirations proviennent ainsi du jardin du Palais de l’Alhambra et du château des Tuileries, des jardins ottomans et de la composition de la mosquée de Soliman à Istanbul ainsi que des cimetières dominant le Bosphore. L’histoire urbaine des villes ottomanes et européennes serait donc porteuse d’une certaine idée de l’écologie qu’il serait opportun de remettre au goût du jour. Les différentes références visuelles matérialisant cette représentation de l’écologie ont pour unité celle de la qualité paysagère[7] qui se caractérise par une monumentalité des espaces verts.
[Figure 5: Maquette du projet (Photo Elvan Arik)]
En tout état de cause, la fusion de toutes ces influences n’est pas repérable dans le master plan de la ville nouvelle imaginée par le cabinet d’architecture américain Swanke Hayden Connell Architects et par le bureau d’ingénierie britannique Arup, si ce n’est pour justifier l’établissement d’un « corridor écologique » au bas des collines. Ce corridor paysager (corridor of landscape) se prolonge au niveau des espaces bâtis dont la verticalité est limitée à trois étages. La durabilité est ici également synonyme de sous-densification par opposition aux arrondissements centraux dont la sur-densité du bâti et de la population est présentée comme la source de tous les maux dont souffre la métropole (congestion, pollution, bruit, hygiène…).
Bio-Istanbul, c’est aussi l’amalgame de cette écologie présentée comme traditionnelle et du moderne. La modernité, c’est la science: Bio-Istanbul is where science meets nature. Une science à la fois produite dans les incubateurs d’innovation déjà mentionnés et consommable par l’intégration de nouvelles technologies appliquées aux domaines de la sécurité, des transports propres et automatisés, de la gestion intégrée des déchets, de la production énergétique avec le recours à des énergies renouvelables (ferme solaire et éolienne) en passant par la consommation énergétique avec l’installation de compteurs-intelligents. Cette concentration technologique transformerait Bio-Istanbul et ses habitants en une «communauté intelligente intégrée»: Bio Istanbul is masterplanned as an integrated smart community.
L’économie, l’écologie et l’éthique: Les piliers de la durabilité à Bio-Istanbul
Une définition communément acceptée des principes du développement durable considère que les trois pôles de l’écologie, de l’économie et du social doivent être pensés simultanément et non plus de manière distincte. Les concepteurs de Bio-Istanbul ont revisité ce triptyque en préférant remplacer le social par l’«éthique». Essayons donc d’interroger l’éthique de Bio-Istanbul, non pas tant d’un point de vue philosophique, mais plutôt à l’aune d’une analyse des potentiels impacts locaux sur des dimensions sociales et environnementales.
À première vue, le produit Bio-Istanbul peut être considéré comme une prise de risque dans une société dominée par les logiques consuméristes et encore peu sensibilisée aux principes de sobriété. Cet enjeu de l’adaptation de la ville à des nouvelles pratiques d’habiter est en partie contourné par le ciblage d’une population non autochtone présumée déjà familiarisée, ou du moins, facilement réceptive et perméable aux nouveaux préceptes de l’éco-habitation. Le cluster d’innovation autour des métiers de la santé a pour but explicite de rapatrier les scientifiques turcs expatriés en Europe et en Asie, qui avaient migré pour des raisons professionnelles liées au manque de ressources et de technologies disponibles pour exercer en Turquie au moment de leur départ. De manière plus générale, Bio-Istanbul doit répondre aux attentes d’une classe sociale supérieure au fort capital économique et intellectuel (ingénieurs, journalistes, docteurs, professeurs d’université, banquiers, pilotes d’avion, retraités). Toutefois, cet argument de l’adaptation de l’offre immobilière à une sensibilité écologique des futurs habitants ne tient pas la route quand on sait également que les promoteurs de Bio-Istanbul ont également ciblé une clientèle de la péninsule Arabique. Pour preuve, le projet Bio-Istanbul, longtemps tenu secret, en partie du fait de la récession économique de 2011, a été dévoilé pour la première fois lors du salon immobilier City Scape de Dubaï en 2013, en partenariat avec GYODER, l’une des plus puissantes associations de développeurs turcs. Cette «ville du futur» y a créé le «buzz» et a enregistré dès son lancement les premiers accords de vente et d’investissement par certaines fortunes locales. Les bonnes relations entretenues par Elie Haddad[8] avec la famille royale d’Abu Dhabi ont sans doute conditionné la réussite de cette stratégie.
Cette ville nouvelle a donc été conçue pour satisfaire une demande internationale. Les innovations architecturales et technologiques en témoignent aussi bien que l’intégration de modèles urbanistiques spécifiques. Prenons l’exemple de l’offre commerciale. Au sein de la première tranche des six cent logements (cent cinquante auraient déjà été acquis) mis en vente depuis juillet 2013, dont le design a été réalisé par le couple d’architectes Tabanlıoğlu[9] et de l’architecte danois Saunders, une offre commerciale dimensionnée à l’échelle humaine s’articulera autour d’une rue piétonne et commerçante débouchant sur la place du quartier (mahalle meydani). Bio-Istanbul souhaite ainsi se différencier du modèle des immenses malls commerciaux qui ont pullulé dans Istanbul ces dix dernières années. La récupération de cette offre commerciale «traditionnelle» par l’intermédiaire de la référence au mahalle (le quartier) paraît décalée quand on sait que cette figure urbaine est réinvestie d’imaginaires et de représentations. Le quartier est en effet souvent perçu comme un ultime refuge offrant des espaces de proximité sociale et spatiale que le processus de transformation urbaine tend à déliter.
[Figure 6: L’offre commerciale articulée autour de la « place du quartier » (Brochure publicitaire)]
Les aménités paysagères locales du site sur lequel sera développé Bio-Istanbul servent également à valoriser et promouvoir le prestige du projet. Sur les deux cent hectares de collines encore vierges, situés au sud du réservoir d’eau de Sazlidere, dans l’arrondissement de Başakşehir, la pression immobilière est palpable sur l’ensemble des lignes de crête de l’horizon: à l’ouest, les grues et les tours en construction d’Ispartakule et de Bahçesehir, à l’est, ce sont les blocs orangés de Kayaşehir qui ne représentent que quinze mille logements sur les soixante mille logements que comptera celle qui est vouée à devenir la plus grande-ville satellite de Turquie (deux cent cinquante mille habitants).
[Figure 7: La qualité paysagère du site est un argument publicitaire majeur pour les promoteurs de Bio-Istanbul.
Ici, les collines entourant le réservoir d`eau de Sazlidere (Brochure publicitaire)]
Dans ce contexte de développement immobilier intense, remettant en cause la pérennité des héritages patrimoniaux, mémoriaux et écologiques, comment pouvait-il en être autrement? Des années 1980 jusqu’aux débuts des années 2000, diverses institutions locales ainsi que les héritiers de Resneli Niyazi Bey—héros macédonien de la guerre d’indépendance ayant fondé une ferme aux abords du Sazlidere qui était en activité jusqu’au milieu du vingtième siècle—avaient permis l’institution d’une zone de protection environnementale et militaient pour la création d’un parc éco-archéologique. Le discours de la sensibilité écologique de la société de développement de Bio-Istanbul perd sa crédibilité ici avec l’absence de considération de toute cette profondeur territoriale caractérisée, entre autres, par sa richesse floristique. La société assure avoir pris toutes les dispositions pour conserver une espèce rare d’orchidées très présente sur cette zone. Toutefois, à la vue de l’ampleur du chantier et surtout de la localisation des nombreuses constructions prévues à flanc de colline, l’étape d’excavation et de nivellement du site semble difficilement compatible avec cette ambition.
D’autre part, nonobstant la proximité surprenante des premiers logements avec le réservoir de Sazlidere, l’impact de l’ensemble du projet sur les ruisseaux et les nappes phréatiques n’a jamais été évalué. Malgré l’ampleur d’un tel projet, aucune étude d’impact environnemental ne semble avoir été réalisée. En même temps, quelle pourrait en être la pertinence tant les incertitudes demeurent nombreuses autour du site? Si le projet du controversé Kanal Istanbul advenait, le tracé pressenti engloutirait le réservoir de Sazlidere puis continuerait sa route plus au sud, pour rejoindre le lac Küçükcekemece. L’évaluation complète des conséquences de ce mégaprojet à l’échelle régionale comme locale est difficilement réalisable en l’état, mais il est certain que les perturbations écologiques seraient nombreuses, voire catastrophiques, à plusieurs niveaux. La question se pose de façon similaire à propos de l’une des bretelles de raccordement au troisième pont autoroutier sur le Bosphore qui, sur l’une des maquettes de Bio-Istanbul, traverse le lac au niveau du barrage juste au Nord du site (voir Figure 5). Ces grands travaux d’infrastructures, et l’incertitude qui les entoure, entretiennent consciemment une dynamique de spéculation foncière sur des terrains publics appartenant pour la majorité à TOKI (Morvan et Montabone 2010). La vente des premiers logements durant l’été 2013 a été réalisée sur une base de mille six cent euros le mètre carré, prix résultant d’une hausse de 15% par rapport aux estimations commerciales initiales.
Peut-on au final interpréter ce qui ressemble, de prime abord, à une intégration des principes du DUD comme une rupture avec les modes dominants de produire le cadre bâti de la métropole? La réponse est manifestement négative en l’état actuel. La projection au sol des principes de la durabilité à Bio-Istanbul n’est que le reflet d’une logique—pour ne pas dire éthique—néolibérale de développement de la rente foncière et immobilière. Le DUD est ainsi un nouvel outil de spéculation et de ségrégation durable dans l’espace et dans le temps, si l’on fait le pari d’une croissance des «éco-projets» à court et moyen termes. Toutefois, nous pouvons faire l’hypothèse que les enjeux d’opérationnalisation qu’un tel projet soulèvera, en termes de gouvernance technologique par exemple (dans le domaine des transports et de l’énergie notamment), pourraient amorcer une évolution des pratiques et des représentations urbaines des aménageurs turcs. A ce sujet, il sera intéressant d’analyser les modalités de coopération professionnelle entre ces acteurs locaux avec des firmes internationales (General Electric dans le cas de Bio-Istanbul) spécialisées dans la production et la prestation de services urbains «durables».
Références:
Yoann Morvan et Benoit Montabone, « “Le pont de la rente”. Les enjeux fonciers du troisième pont sur le Bosphore à Istanbul. » Etudes foncières 148, 20‑24 (2010).
Jean-François Pérouse, «Vallées niées, rivières morcelées... La durabilité en danger». Urbanisme 374, 62-65 (2010).
______ «L’impératif du développement durable à Istanbul: une domestication contrariée, partielle et opportuniste». In Expérimenter la «ville durable» au sud de la Méditerrannée. Chercheurs et professionnels en dialogue, (Paris: L’Aube. Monde en cours/ESSEC Villes, 2011), 55-82.
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Notes:
[1] Les problèmes d’approvisionnement en eau potable de la métropole ressurgissent actuellement à Istanbul avec une menace de pénurie cet été. Si les périodes de sécheresse, particulièrement intenses, cette année, sont accusées d’en être la cause principale, l’imperméabilisation des sols et la mauvaise gestion des cours d’eau liées à une urbanisation galopante doivent aussi être questionnées.
[2] Le marché ciblé par BCD concerne uniquement les pays émergents car il est pressenti que les dépenses de santé vont croître de telle manière qu’ils atteindront rapidement les niveaux de dépenses des pays développés (soit entre 10% et 17% du PIB des pays développés).
[3] Bio-Istanbul représente la première pierre à l’édifice d’un réseau international de recherche sur la santé qui sera exporté à Riyadh, Moscou, Zengzhou, Shanghai et Ho Chi Minh.
[4] Bio-Istanbul bénéficie de l’expertise du cabinet britannique Savills, leader du conseil en immobilier dans le monde et coté à la Bourse de Londres.
[5] LandCo, créée en 2010, est affiliée à la société en charge du développement de Bio-Istanbul. Son unique mission est d’acheter et revendre les parcelles en conformité avec l’émission des emprunts obligataires. L’actionnaire principal est Bio-Istanbul Proje Geliştirme ve Yatırım AŞ (99,9%), le dixième de pourcentage restant se divisant entre cinq personnalités membres du comité directeur de CBD.
[6] Ces informations ont été recueillies pour l’essentiel lors d’une visite urbaine organisée par l’Observatoire Urbain d’Istanbul avec les étudiants du Master 2 Urbanisme et Aménagement de l’Université Rennes II. L’objectif était d’observer l’évolution de l’idéologie, des modes de production et des formes urbaines de trois générations de villes-nouvelles situées à Başakşehir.
[7] Le master-plan de Bio-Istanbul a bénéficié d’une étude paysagère de la société britannique Landscape Agency qui permet de «préserver le caractère du site sur les aspects de la faune et de la flore, de l’architecture et des vues qui reflètent les traditions et les héritages locaux».
[8] Elie Haddad, ingénieur libanais d’origine, a noué d’étroites relations avec la famille royale d’Abu Dhabi grâce à ses hautes responsabilités antérieures au sein d’une banque d’investissement de l’émirat. Voir la biographie d’Elie Haddad.
[9] Ce couple d’architectes est connu entre autres pour l’architecture du Zorlu Center, des tours Saphhire et du centre commercial Kanyon à Istanbul.